"Claude
GUEUX",
nouvelle de Victor Hugo
Il
y a sept ou huit ans, un homme nommé Claude Gueux, pauvre
ouvrier, vivait à Paris. Il avait avec lui une fille qui
était sa maîtresse, et un enfant de cette fille.
Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser
les moralités à mesure que les faits les sèment
sur leur chemin. L'ouvrier était capable, habile, intelligent,
fort maltraité par l'éducation, fort bien traité
par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver,
l'ouvrage manqua. Pas de feu ni de pain dans le galetas. L'homme,
la fille et l'enfant eurent froid et faim. L'homme vola. Je ne
sais ce qu'il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais,
c'est que de ce vol il résulta trois jours de pain et
de feu pour la femme et pour l'enfant, et cinq ans de prison
pour l'homme.
L'homme
fut envoyé faire son temps à la maison centrale
de Clairvaux. Clairvaux, abbaye dont on a fait une bastille,
cellule dont on a fait un cabanon, autel dont on a fait un pilori.
Quand nous parlons de progrès, c'est ainsi que certaines
gens le comprennent et l'exécutent. Voilà la chose
qu'ils mettent sous notre mot.
Poursuivons.
Arrivé
là, on le mit dans un cachot pour la nuit, et dans un
atelier pour le jour. Ce n'est pas l'atelier que je blâme.
Claude
Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais,
était une figure digne et grave. Il avait le front haut,
de]a ridé quoique jeune encore, quelques cheveux gris
perdus dans les touffes noires, l'il doux et fort puissamment
enfoncé sous une arcade sourcilière bien modelée,
les narines ouvertes, le menton avancé, la lèvre
dédaigneuse. C'était une belle tête.
On
va voir ce que la société en a fait.
II
avait la parole rare, le geste peu fréquent, quelque chose
d'impérieux dans toute sa personne et qui se faisait obéir,
l'air pensif, sérieux plutôt que souffrant. Il avait
pourtant bien souffert.
Dans
le dépôt où Claude Gueux était enfermé,
il y avait un directeur des ateliers, espèce de fonctionnaire
propre aux prisons, qui tient tout ensemble du guichetier et
du marchand, qui fait en même temps une commande à
l'ouvrier et une menace au prisonnier, qui vous met l'outil aux
mains et les fers aux pieds. Celui-là était lui-même
une variété de l'espèce, un homme bref,
tyrannique, obéissant à ses idées, toujours
à courte bride sur son autorité ; d'ailleurs, dans
l'occasion, bon compagnon, bon prince, jovial même et raillant
avec grâce ; dur plutôt que ferme ; ne raisonnant
avec personne, pas même avec lui ; bon père, bon
mari sans doute, ce qui est devoir et non vertu ; en un mot,
pas méchant, mauvais. C'était un de ces hommes
qui n'ont rien de vibrant ni d'élastique, qui sont composés
de molécules inertes, qui ne résonnent au choc
daucune idée, au contact d aucun sentiment, qui
ont des colères glacées, de haines mornes, des
emportements sans émotion, qui prennent feu sans s'échauffer,
dont la capacité de calorique est nulle, et qu'on dirait
souvent fait de bois ; ils flambent par un bout et sont froids
par l'autre. La ligne principale, la ligne diagonale du caractère
de cet homme, c'était la ténacité. Il était
fier d'être tenace, et se comparait a Napoléon.
Ceci nest qu une illusion d optique, il y a nombre de gens
qui en sont dupes et qui, à certaine distance, prennent
le ténacité pour de la volonté, et une chandelle
pour une étoile. Quand cet homme donc avait une fois ajusté
ce qu'il appelait sa volonté à une chose absurde,
il allait tête haute et à travers toute broussaille
jusqu'au bout de la chose absurde. L'entêtement sans l'intelligence,
c'est la sottise soudée au bout de la bêtise et
lui servant de rallonge. Cela va loin. En général,
quand une catastrophe privée ou publique s'est écroulée
sur nous, si nous examinons, d'après les décombres
qui en gisent à terre, de quelle façon elle s'est
échafaudée, nous trouvons presque toujours qu'elle
a été aveuglément construite par un homme
médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui
s'admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités
têtues qui se croient des providences.
Voilà
donc ce que c'était que le directeur des ateliers de la
prison centrale de Clairvaux. Voilà de quoi était
fait le briquet avec lequel la société frappait
chaque jour sur les prisonniers pour en tirer des étincelles.
L'étincelle
que de pareils briquets arrachent à de pareils cailloux
allume souvent des incendies.
Nous
avons dit qu'une fois arrivé à Clairvaux, Claude
Gueux fut numéroté dans un atelier et rivé
à une besogne. Le directeur de l'atelier fit connaissance
avec lui, le reconnut bon ouvrier, et le traita bien. Il paraît
même qu'un jour, étant de bonne humeur, et voyant
Claude Gueux fort triste, car cet homme pensait toujours à
celle qu'il appelait sa femme, il lui conta, par manière
de jovialité et de passe-temps, et aussi pour le consoler,
que cette malheureuse s'était faite fille publique. Claude
demanda froidement ce qu'était devenu l'enfant. On ne
savait.
Au
bout de quelques mois, Claude s'acclimata à l'air de la
prison et parut ne plus songer à rien. Une certaine sérénité
sévère, propre à son caractère, avait
repris le dessus.
Au
bout du même espace de temps à peu près,
Claude avait acquis un ascendant singulier sur tous ses compagnons.
Comme par une sorte de convention tacite, et sans que personne
sût pourquoi, pas même lui, tous ces hommes le consultaient,
l'écoutaient, l'admiraient et l'imitaient, ce qui est
le dernier degré ascendant de l'admiration. Ce n'était
pas une médiocre gloire d'être obéi par toutes
ces natures désobéissantes. Cet empire lui était
venu sans qu'il y songeât. Cela tenait au regard qu'il
avait dans les yeux. L'il de l'homme est une fenêtre
par laquelle on voit les pensées qui vont et viennent
dans sa tête.
Mettez
un homme qui contient des idées parmi des hommes qui n'en
contiennent pas, au bout d'un temps donné, et par une
loi d'attraction irrésistible, tous les cerveaux ténébreux
graviteront humblement et avec adoration autour du cerveau rayonnant.
Il y a des hommes qui sont fer et des hommes qui sont aimant.
Claude était aimant.
En
moins de trois mois donc, Claude était devenu l'âme,
la loi et l'ordre de l'atelier. Toutes ces aiguilles tournaient
sur son cadran. Il devait douter lui-même par moments s'il
était roi ou prisonnier. C'était une sorte de pape
captif avec ses cardinaux.
Et.
par une réaction toute naturelle, dont l'effet saccomplit
sur toutes les échelles, aimé des prisonniers,
il était détesté des geôliers. Cela
est toujours ainsi. Le popularité ne va jamais sans la
défaveur. L'amour des esclaves est toujours doublé
de la haine des maîtres.
Claude
Gueux était grand mangeur. C'était une particularité
de son organisation. Il avait l'estomac fait de telle sorte que
la nourriture de deux hommes ordinaires suffisait à peine
à sa journée. M. de Cotadilla avait un de ces appétits-là,
et en riait ; mais ce qui est une occasion de gaîté
pour un duc, grand d'Espagne qui a cinq cent mille moutons, est
une charge pour un ouvrier et un malheur pour un prisonnier.
Claude
Gueux, libre dans son grenier, travaillait tout le jour, gagnait
son pain de quatre livres et le mangeait. Claude Gueux, en prison,
travaillait tout le jour et recevait invariablement pour sa peine
une livre et demie de pain et quatre onces de viande. La ration
est inexorable. Claude avait donc habituellement faim dans la
prison de Clairvaux.
Il
avait faim, et c'était tout. Il n'en parlait pas. C'était
sa nature ainsi.
Un
jour, Claude venait de dévorer sa maigre pitance, et s'était
remis à son métier, croyant tromper la faim par
le travail. Les autres prisonniers mangeaient joyeusement. Un
jeune homme, pâle, blanc, faible, vint se placer près
de lui. Il tenait à la main sa ration, à laquelle
il n'avait pas encore touché, et un couteau. Il restait
là debout, près de Claude, ayant l'air de vouloir
parler et de ne pas oser. Cet homme, et son pain, et sa viande,
importunaient Claude.
-
Que veux-tu ? dit-il enfin brusquement.
-
Que tu me rendes un service, dit timidement le jeune homme.
-
Quoi ? reprit Claude.
-
Que tu m'aides à manger cela. J'en ai trop.
Une
larme roula dans l'il hautain de Claude. Il prit le couteau,
partagea la ration du jeune homme en deux parts égales,
en prit une, et se mit à manger.
-
Merci, dit le jeune homme. Si tu veux, nous partagerons comme
cela tous les jours.
-
Comment t'appelles-tu ? dit Claude Gueux.
-
Albin.
-
Pourquoi es-tu ici ? reprit Claude
-
J'ai volé.
-
Et moi aussi, dit Claude.
Ils
partagèrent en effet de la sorte tous les jours. Claude
Gueux avait trente-six ans, et par moments il en paraissait cinquante,
tant sa pensée habituelle était sévère.
Albin avait vingt ans, on lui en eût donné dix-sept,
tant il y avait encore d'innocence dans le regard de ce voleur.
Une étroite amitié se noua entre ces deux hommes,
amitié de père à fils plutôt que de
frère à frère. Albin était encore
presque un enfant ; Claude était déjà presque
un vieillard.
Ils
travaillaient dans le même atelier, ils couchaient sous
la même clef de voûte, ils se promenaient dans le
même préau, ils mordaient au même pain. Chacun
des deux amis était l'univers pour l'autre. Il paraît
qu'ils étaient heureux. Nous avons déjà
parlé du directeur des ateliers. Cet homme, haï des
prisonniers, était souvent obligé, pour se faire
obéir d'eux, d'avoir recours à Claude Gueux, qui
en était aimé. Dans plus d'une occasion, lorsqu'il
s'était agi d'empêcher une rébellion ou un
tumulte, l'autorité sans titre de Claude Gueux avait prêté
main-forte à l'autorité officielle du directeur.
En effet, pour contenir les prisonniers, dix paroles de Claude
valaient dix gendarmes. Claude avait maintes fois rendu ce service
au directeur. Aussi le directeur le détestait-il cordialement.
Il était jaloux de ce voleur. Il avait au fond du cur
une haine secrète, envieuse, implacable, contre Claude,
une haine de souverain de droit à souverain de fait, de
pouvoir temporel à pouvoir spirituel.
Ces
haines-là sont les pires.
Claude
aimait beaucoup Albin, et ne songeait pas au directeur.
Un
jour, un matin, au moment ou les porte-clefs transvasaient les
prisonniers deux à deux du dortoir dans l'atelier, un
guichetier appela Albin, qui était à côté
de Claude, et le prévint que le directeur le demandait.
-
Que te veut-on ? dit Claude.
-
Je ne sais pas, dit Albin.
Le
guichetier emmena Albin.
La
matinée se passa, Albin ne revint pas à l'atelier.
Quand arriva l'heure du repas, Claude pensa qu'il retrouverait
Albin au préau. Albin n'était pas au préau.
On rentra dans l'atelier, Albin ne reparut pas dans l'atelier.
La journée s'écoula ainsi. Le soir, quand on ramena
les prisonniers dans leur dortoir, Claude y chercha des yeux
Albin, et ne le vit pas. Il paraît qu'il souffrait beaucoup
dans ce moment-là, car il adressa la parole à un
guichetier, ce qu'il ne faisait jamais.
-
Est-ce qu'Albin est malade ? dit-il.
-
Non. répondit le guichetier.
-
D'où vient donc, reprit Claude, qu'il n'a pas reparu aujourd'hui
?
-
Ah ! dit négligemment le porte-clefs, c'est qu'on l'a
changé de quartier.
Les
témoins qui ont déposé de ces faits plus
tard remarquèrent qu'à cette réponse du
guichetier la main de Claude, qui portait une chandelle allumée,
trembla légèrement. Il reprit avec calme :
-
Qui a donné cet ordre-là ?
Le
guichetier répondit :
-
M. D.
Le
directeur des ateliers s'appelait M. D.
La
journée du lendemain se passa comme la journée
précédente, sans Albin.
Le
soir, à l'heure de la clôture des travaux, le directeur,
M. D., vint faire sa ronde habituelle dans latelier. Du
plus loin que Claude le vit, il ôta son bonnet de grosse
laine, il boutonna sa veste grise, triste livrée de Clairvaux,
car il est de principe dans les prisons qu'une veste respectueusement
boutonnée prévient favorablement les supérieurs,
et il se tint debout et son bonnet a la main à lentrée
de son banc, attendant le passage du directeur. Le directeur
passa.
-
Monsieur ! dit Claude.
Le
directeur s'arrêta et se détourna à demi.
-
Monsieur, reprit Claude est-ce que c'est vrai qu'on a changé
Albin de quartier ?
-
Oui, répondit le directeur.
-
Monsieur, poursuivit Claude, j'ai besoin d'Albin pour vivre.
Il
ajouta :
-
Vous savez que je n'ai pas assez de quoi manger avec la ration
de la maison, et quAlbin partageait son pain avec moi.
-
Cétait son affaire, dit le directeur.
-
Monsieur, est-ce quil ny aurait pas moyen de faire
remettre Albin dans le même quartier que moi ?
-
Impossible. Il y a décision prise
-
Par qui ?
-
Par moi.
-
Monsieur D., reprit Claude, cest la vie ou la mort pour
moi, et cela dépend de vous.
-
Je ne reviens jamais sur mes décisions.
Monsieur,
est-ce que je vous ai fait quelque chose ?
-
Rien.
-
En ce cas, dit Claude, pourquoi me séparez-vous d'Albin
?
-
Parce que, dit le directeur.
Cette
explication donnée, le directeur passa outre.
Claude
baissa la tête et ne répliqua pas. Pauvre lion en
cage à qui lon ôtait son chien !
Nous
sommes forcés de dire que le chagrin de cette séparation
n'altéra en rien la voracité en quelque sorte maladive
du prisonnier. Rien d'ailleurs ne parut sensiblement changé
en lui. Il ne parlait d'Albin à aucun de ses camarades.
Il se promenait seul dans le préau aux heures de récréation,
et il avait faim. Rien de plus.
Cependant
ceux qui le connaissaient bien remarquaient quelque chose de
sinistre et de sombre qui s'épaississait chaque jour de
plus en plus sur son visage. Du reste, il était plus doux
que jamais.
Plusieurs
voulurent partager leur ration avec lui, il refusa en souriant.
Tous
les soirs depuis l'explication que lui avait donnée le
directeur, il faisait une espèce de chose folle qui étonnait
de la part d'un homme aussi sérieux. Au moment où
le directeur, ramené à heure fixe par sa tournée
habituelle, passait devant le métier de Claude, Claude
levait les yeux et le regardait fixement, puis il lui adressait
d'un ton plein d'angoisse et de colère, qui tenait à
la fois de la prière et de la menace, ces deux mots seulement
: Et Albin ? Le directeur faisait semblant de ne pas entendre
ou s'éloignait en haussant les épaules.
Cet
homme avait tort de hausser les épaules, car il était
évident pour tous les spectateurs de ces scènes
étranges que Claude Gueux était intérieurement
déterminé à quelque chose. Toute la prison
attendait avec anxiété quel serait le résultat
de cette lutte entre une ténacité et une résolution.
Il
a été constaté qu'une fois entre autres
Claude dit au directeur :
-
Ecoutez, monsieur, rendez-moi mon camarade. Vous ferez bien,
je vous assure. Remarquez que je vous dis cela.
Une
autre fois, un dimanche, comme il se tenait dans le préau,
assis sur une pierre, les coudes sur les genoux et son front
dans ses mains, immobile depuis plusieurs heures dans la même
attitude, le condamné Paillette s'approcha de lui, et
lui cria en riant :
-Que
diable fais-tu donc là, Claude ?
Claude
leva lentement sa tête sévère, et dit :
-
Je juge quelqu'un.
Un
soir enfin, le 25 octobre 1831, au moment où le directeur
faisait sa ronde, Claude brisa sous son pied avec bruit un verre
de montre qu'il avait trouvé le matin dans un corridor.
Le directeur demanda d'où venait ce bruit.
-
Ce n'est rien, dit Claude, c'est moi. Monsieur le directeur,
rendez-moi mon camarade.
-
Impossible, dit le maître.
-
II le faut pourtant, dit Claude d'une voix basse et ferme ; et,
regardant le directeur en face, il ajouta :
-
Réfléchissez. Nous sommes aujourd'hui le 25 octobre.
Je vous donne jusqu'au 4 novembre.
Un
guichetier fit remarquer à M. D. que Claude le menaçait,
et que c'était un cas de cachot.
-
Non, point de cachot, dit le directeur avec un sourire dédaigneux
; il faut être bon avec ces gens-là !
Le
lendemain, le condamné Pernot aborda Claude, qui se promenait
seul et pensif, laissant les autres prisonniers s'ébattre
dans un petit carré de soleil à l'autre bout de
la cour.
-
Eh bien ! Claude, à quoi songes-tu ? tu parais triste.
-
Je crains, dit Claude, qu'il n'arrive bientôt quelque malheur
à ce bon M. D.
Il
y a neuf jours pleins du 25 octobre au 4 novembre. Claude n'en
laissa pas passer un sans avertir gravement le directeur de l'état
de plus en plus douloureux où le mettait la disparition
d'Albin. Le directeur, fatigué, lui infligea une fois
vingt-quatre heures de cachot, parce que la prière ressemblait
trop à une sommation. Voilà tout ce que Claude
obtint.
Le
4 novembre arriva. Ce jour-là, Claude s'éveilla
avec un visage serein qu'on ne lui avait pas encore vu depuis
le jour où la décision de M. D. l'avait séparé
de son ami. En se levant, il fouilla dans une espèce de
caisse de bois blanc qui était au pied de son lit, et
qui contenait ses quelques guenilles. Il en tira une paire de
ciseaux de couturière.
C'était,
avec un volume dépareillé de LEmile, la seule
chose qui lui restât de la femme qu'il avait aimée,
de la mère de son enfant, de son heureux petit ménage
d'autrefois. Deux meubles bien inutiles pour Claude ; les ciseaux
ne pouvaient servir qu'à une femme, le livre qu'à
un lettré. Claude ne savait ni coudre ni lire.
Au
moment où il traversait le vieux cloître déshonoré
et blanchi à la chaux qui sert de promenoir l'hiver, il
s'approcha du condamné Ferrari, qui regardait avec attention
les énormes barreaux d'une croisée.
Claude
tenait à la main la petite paire de ciseaux ; il la montra
à Ferrari en disant :
-
Ce soir je couperai ces barreaux-ci avec ces ciseaux-là.
Ferrari,
incrédule, se mit à rire, et Claude aussi.
Ce
matin-là, il travailla avec plus d'ardeur qu'à
l'ordinaire ; jamais il n'avait fait si vite et si bien. Il parut
attacher un certain prix à terminer dans la matinée
un chapeau de paille que lui avait payé d'avance un honnête
bourgeois de Troyes, M. Bressier.
Un
peu avant midi, il descendit sous un prétexte à
l'atelier des menuisiers, situé au rez-de-chaussée,
au-dessous de l'étage où il travaillait. Claude
était aimé là comme ailleurs, mais il y
entrait rarement. Aussi :
-
Tiens ! voilà Claude !
On
l'entoura. Ce fut une fête. Claude jeta un coup d'il
rapide dans la salle. Pas un des surveillants n'y était.
-
Qui est-ce qui a une hache à me prêter ? dit-il.
-
Pourquoi faire ? lui demanda-t-on.
Il
répondit :
-
C'est pour tuer ce soir le directeur des ateliers.
On
lui présenta plusieurs haches à choisir. Il prit
la plus petite, qui était fort tranchante, la cacha dans
son pantalon, et sortit. Il y avait là vingt-sept prisonniers.
Il
ne leur avait pas recommandé le secret.
Tous
le gardèrent.
Ils
ne causèrent même pas de la chose entre eux.
Chacun
attendit de son côté ce qui arriverait. L'affaire
était terrible, droite et simple. Pas de complication
possible. Claude ne pouvait être ni conseillé ni
dénoncé.
Une
heure après, il aborda un jeune condamné de seize
ans qui bâillait dans le promenoir, et lui conseilla d'apprendre
à lire. En ce moment, le détenu Faillette accosta
Claude, et lui demanda ce que diable il cachait là dans
son pantalon.
Claude
dit :
-
C'est une hache pour tuer M. D. ce soir.
Il
ajouta :
-
Est-ce que cela se voit ?
-
Un peu, dit Faillette.
Le
reste de la journée fut à l'ordinaire. A sept heures
du soir, on renferma les prisonniers, chaque section dans l'atelier
qui lui était assigné ; et les surveillants sortirent
des salles de travail, comme il paraît que c'est l'habitude,
pour ne rentrer qu'après la ronde du directeur.
Claude
Gueux fut donc verrouillé comme les autres dans son atelier
avec ses compagnons de métier.
Alors
il se passa dans cet atelier une scène extraordinaire,
une scène qui n'est ni sans majesté ni sans terreur,
la seule de ce genre qu'aucune histoire puisse raconter.
Il
y avait là, ainsi que l'a constaté l'instruction
judiciaire qui a eu lieu depuis, quatre-vingt-deux voleurs, y
compris Claude.
Une
fois que les surveillants les eurent laissés seuls, Claude
se leva debout sur son banc, et annonça à toute
la chambrée qu'il avait quelque chose à dire. On
fit silence.
Alors
Claude haussa la voix et dit :
-
Vous savez tous qu'Albin était mon frère. Je n'ai
pas assez de ce qu'on me donne ici pour manger. Même en
n'achetant que du pain avec le peu que je gagne, cela ne suffirait
pas. Albin partageait sa ration avec moi ; je l'ai aimé
d'abord parce qu'il m'a nourri, ensuite parce qu'il m'a aimé.
Le directeur, M. D., nous a séparés. Cela ne lui
faisait rien que nous fussions ensemble ; mais c'est un méchant
homme qui jouit de tourmenter. Je lui ai redemandé Albin.
Vous avez vu, il n'a pas voulu. Je lui ai donné jusqu'au
4 novembre pour me rendre Albin. Il m'a fait mettre au cachot
pour avoir dit cela. Moi, pendant ce temps-là, je l'ai
jugé et je l'ai condamné à mort. Nous sommes
au 4 novembre. Il viendra dans deux heures faire sa tournée.
Je vous préviens que je vais le tuer. Avez-vous quelque
chose a dire à cela ?
Tous
gardèrent le silence.
Claude
reprit. Il parla, à ce qu'il paraît, avec une éloquence
singulière, qui d'ailleurs lui était naturelle.
Il déclara qu'il savait bien qu'il allait faire une action
violente, mais qu'il ne croyait pas avoir tort. Il attesta la
conscience des quatre-vingt-un voleurs qui l'écoutaient
:
Qu'il
était dans une rude extrémité ;
Que
la nécessité de se faire justice soi-même
était un cul-de-sac où l'on se trouvait engagé
quelquefois ;
Qu'à
la vérité il ne pouvait prendre la vie du directeur
sans donner la sienne propre, mais qu'il trouvait bon de donner
sa vie pour une chose juste ;
Qu'il
avait mûrement réfléchi, et à cela
seulement, depuis deux mois ;
Qu'il
croyait bien ne pas se laisser entraîner par le ressentiment,
mais que, dans le cas où cela serait, il suppliait qu'on
l'en avertît ;
Qu'il
soumettait honnêtement ses raisons aux hommes justes qui
l'écoutaient ;
Qu'il
allait donc tuer M. D., mais que, si quelqu'un avait une objection
à lui faire,
il était prêt à l'écouter.
Une
voix seulement s'éleva, et dit qu'avant de tuer le directeur,
Claude devait essayer
une dernière fois de lui parler et de le fléchir.
-
C'est juste, dit Claude, et je le ferai.
Huit
heures sonnèrent à la grande horloge. Le directeur
devait venir à neuf heures.
Une
fois que cette étrange Cour de cassation eut en quelque
sorte ratifié la sentence qu'il avait portée, Claude
reprit toute sa sérénité. Il mit sur une
table tout ce qu'il possédait en linge et en vêtements,
la pauvre dépouille du prisonnier, et, appelant l'un après
l'autre ceux de ses compagnons qu'il aimait le plus après
Albin, il leur distribua tout.
Il
ne garda que la petite paire de ciseaux.
Puis
il les embrassa tous. Quelques-uns pleuraient, il souriait à
ceux-là.
Il
y eut, dans cette heure dernière, des instants où
il causa avec tant de tranquillité et même de gaîté,
que plusieurs de ses camarades espéraient intérieurement,
comme ils l'ont déclaré depuis, qu'il abandonnerait
peut-être sa résolution. Il s'amusa même une
fois à éteindre une des rares chandelles qui éclairaient
l'atelier avec le souffle de sa narine, car il avait de mauvaises
habitudes d'éducation qui dérangeaient sa dignité
naturelle plus souvent qu'il n'aurait fallu. Rien ne pouvait
faire que cet ancien gamin des rues n'eût point par moments
l'odeur du ruisseau de Paris.
Il
aperçut un jeune condamné qui était pâle,
qui le regardait avec des yeux fixes, et qui tremblait, sans
doute dans l'attente de ce qu'il allait voir.
-
Allons, du courage, jeune homme ! lui dit Claude doucement, ce
ne sera que l'affaire d'un instant.
Quand
il eut distribué toutes ses hardes, fait tous ses adieux,
serré toutes les mains, il interrompit quelques causeries
inquiètes qui se faisaient ça et là dans
les coins obscurs de l'atelier et il commanda qu'on se remît
au travail.
Tous
obéirent en silence.
L'atelier
où ceci se passait était une salle oblongue, un
long parallélogramme percé de fenêtres sur
ses deux grands côtés, et de deux portes qui se
regardaient à ses deux extrémités. Les métiers
étaient rangés de chaque côté près
des fenêtres, les bancs touchant le mur à angle
droit, et l'espace resté libre,(entre les deux rangées
de métiers formait une sorte de longue voie qui allait
en ligne droite de l'une des portes à l'autre et traversait
ainsi toute la salle. C'était cette longue voie. assez
étroite, que le directeur avait à parcourir en
faisant son inspection ; il devait entrer par la porte sud et
ressortir par la porte nord, après avoir regardé
les travailleurs à droite et à gauche. D'ordinaire
il faisait ce trajet assez rapidement et sans s'arrêter.
Claude
s'était replacé lui-même à son banc,
et il s'était remis au travail, comme Jacques Clément
se fût remis à la prière.
Tous
attendaient. Le moment approchait. Tout à coup on entendit
un coup de cloche.
Claude
dit :
-
C'est l'avant-quart.
Alors
il se leva, traversa gravement une partie de la salle et alla
s'accouder sur l'angle du premier métier à gauche,
tout à côté de la porte d'entrée.
Son
visage était parfaitement calme et bienveillant.
Neuf
heures sonnèrent.
La
porte s'ouvrit. Le directeur entra.
En
ce moment-là, il se fit dans l'atelier un silence de statues.
Le
directeur était seul comme d'habitude.
II
entra avec sa figure joviale, satisfaite et inexorable, ne vit
pas Claude qui était debout à gauche de la porte,
la main droite cachée dans son pantalon, et passa rapidement
devant les premiers métiers, hochant la tête, mâchant
ses paroles, et jetant ça et là son regard banal,
sans s'apercevoir que tous les yeux qui l'entouraient étaient
fixés sur une idée terrible.
Tout
à coup il se détourna brusquement, surpris d'entendre
un pas derrière lui.
C'était
Claude qui le suivait en silence depuis quelques instants.
-
Que fais-tu là, toi ? dit le directeur ; pourquoi n'es-tu
pas à ta place ?
Car
un homme n'est plus un homme là, c'est un chien, on le
tutoie.
Claude
Gueux répondit respectueusement :
C'est
que j'ai à vous parler, monsieur le directeur.
-
De quoi ?
-
D'Albin.
-
Encore ? dit le directeur.
-
Toujours ! dit Claude.
-
Ah ca ! reprIt le directeur continuant de marcher, tu n'as donc
pas eu assez de vingt-quatre heures de cachot ?
Claude
répondit en continuant de le suivre :
-
Monsieur le directeur, rendez-moi mon camarade.
-
Impossible !
-
Monsieur le directeur, dit Claude avec une voix qui eût
attendri le démon, je vous en supplie, remettez Albin
avec moi, vous verrez comme je travaillerai bien. Vous qui êtes
libre, cela vous est égal, vous ne savez pas ce que c'est
qu'un ami ; mais, moi, je n'ai que les quatre murs de ma prison.
Vous pouvez aller et venir, vous ; moi, je nai quAlbin.
Rendez-le moi. Albin me nourrissait, vous le savez bien. Cela
ne vous coûterait que la peine de dire oui. Qu'est-ce que
cela vous fait qu'il y ait dans la même salle un homme
qui s'appelle Claude Gueux et un autre qui s'appelle Albin ?
Car ce n'est pas plus compliqué que cela. Monsieur le
directeur, mon bon monsieur D., je vous supplie vraiment, au
nom du ciel !
Claude
n'en avait peut-être jamais tant dit à la fois à
un geôlier. Après cet effort, épuisé,
il attendit. Le directeur répliqua avec un geste d'impatience
:
-
Impossible. C'est dit. Voyons, ne m'en reparle plus. Tu m'ennuies.
Et,
comme il était pressé, il doubla le pas. Claude
aussi. En parlant ainsi, ils étaient arrivés tous
deux près de la porte de sortie ; les quatre-vingts voleurs
regardaient et écoutaient, haletants.
Claude
toucha doucement le bras du directeur.
-
Mais au moins que je sache pourquoi je suis condamné à
mort. Dites-moi pourquoi vous l'avez séparé de
moi.
-
Je te l'ai déjà dit, répondit le directeur,
parce que.
Et,
tournant le dos à Claude, il avança la main vers
le loquet de la porte de sortie.
A
la réponse du directeur, Claude avait reculé d'un
pas. Les quatre-vingts statues qui étaient là virent
sortir de son pantalon sa main droite avec la hache. Cette main
se leva, et, avant que le directeur eût pu pousser un cri,
trois coups de hache, chose affreuse à dire, assenés
tous les trois dans la même entaille, lui avaient ouvert
le crâne. Au moment où il tombait à la renverse,
un quatrième coup lui balafra le visage ; puis, comme
une fureur lancée ne s'arrête pas court, Claude
Gueux lui fendit la cuisse droite d'un cinquième coup
inutile. Le directeur était mort.
Alors
Claude jeta la hache et cria : A l'autre maintenant ! L'autre,
c'était lui. On le vit tirer de sa veste les petits ciseaux
de « sa femme » et, sans que personne songeât
à l'en empêcher, il se les enfonça dans la
poitrine. La lame était courte, la poitrine était
profonde. Il y fouilla longtemps et à plus de vingt reprises
en criant : - Cur de damné, je ne te trouverai donc
pas ! - Et enfin il tomba baigné dans son sang, évanoui
sur le mort.
Lequel
des deux était la victime de l'autre ?
Quand
Claude reprit connaissance, il était dans un lit, couvert
de linges et de bandages, entouré de soins. Il avait auprès
de son chevet de bonnes surs de charité, et de plus
un juge d'instruction qui instrumentait et qui lui demanda avec
beaucoup d'intérêt : - Comment vous trouvez-vous
?
II
avait perdu une grande quantité de sang, mais les ciseaux
avec lesquels il avait eu la superstition touchante de se frapper
avaient mal fait leur devoir ; aucun des coups qu'il s'était
portés n'était dangereux. Il n'y avait de mortelles
pour lui que les blessures qu'il avait faites à M. D.
Les
interrogatoires commencèrent. On lui demanda si c'était
lui qui avait tué le directeur des ateliers de la prison
de Clairvaux. Il répondit : Oui. On lui demanda pourquoi.
Il répondit : Parce que.
Cependant,
à un certain moment, ses plaies s'envenimèrent
; il fut pris d'une fièvre mauvaise dont il faillit mourir.
Novembre,
décembre, janvier et février se passèrent
en soins et en préparatifs ; médecins et juges
s'empressaient autour de Claude ; les uns guérissaient
ses blessures, les autres dressaient son échafaud.
Abrégeons.
Le 16 mars 1832, il parut, étant parfaitement guéri,
devant la cour d'assises de Troyes. Tout ce que la ville peut
donner de foule était là.
Claude
eut une bonne attitude devant la cour. Il s'était fait
raser avec soin, il avait la tête nue, il portait ce morne
habit des prisonniers de Clairvaux, mi-parti de deux espèces
de gris.
Le
procureur du roi avait encombré la salle de toutes les
baïonnettes de l'arrondissement, « afin, dit-il à
l'audience, de contenir tous les scélérats qui
devaient figurer comme témoins dans cette affaire ».
Lorsqu'il
fallut entamer les débats, il se présenta une difficulté
singulière. Aucun des témoins des événements
du 4 novembre ne voulait déposer contre Claude. Le président
les menaça de son pouvoir discrétionnaire. Ce fut
en vain. Claude alors leur commanda de déposer. Toutes
les langues se délièrent. Ils dirent ce qu'ils
avaient vu.
Claude
les écoutait tous avec une profonde attention. Quand l'un
d'eux, par oubli, ou par affection pour Claude, omettait des
faits à la charge de l'accusé, Claude les rétablissait.
De
témoignage en témoignage, la série des faits
que nous venons de développer se déroula devant
la cour.
Il
y eut un moment où les femmes qui étaient là
pleurèrent. L'huissier appela le condamné Albin.
C'était son tour de déposer. Il entra en chancelant
; il sanglotait. Les gendarmes ne purent empêcher qu'il
n'allât tomber dans les bras de Claude. Claude le soutint
et dit en souriant au procureur du roi : - Voilà un scélérat
qui partage son pain avec ceux qui ont faim. - Puis il baisa
la main d'Albin.
La
liste des témoins épuisée, M. le procureur
du roi se leva et prit la parole en ces termes :
-
Messieurs les jurés, la société serait ébranlée
jusque dans ses fondements, si la vindicte publique ' n'atteignait
pas les grands coupables comme celui qui, etc. Après ce
discours mémorable, l'avocat de Claude parla. La plaidoirie
contre et la plaidoirie pour firent, chacune à leur tour,
les évolutions qu'elles ont coutume de faire dans cette
espèce d'hippodrome qu'on appelle un procès criminel.
Claude
jugea que tout n'était pas dit. Il se leva à son
tour. Il parla de telle sorte qu'une personne intelligente qui
assistait à cette audience s'en revint frappée
d'étonnement.
Il
paraît que ce pauvre ouvrier contenait bien plutôt
un orateur qu'un assassin. Il parla debout, avec une voix pénétrante
et bien ménagée, avec un il clair, honnête
et résolu, avec un geste presque toujours le même,
mais plein d'empire. Il dit les choses comme elles étaient,
simplement, sérieusement, sans charger ni amoindrir, convint
de tout, regarda l'article en face, et posa sa tête dessous.
Il eut des moments de véritable haute éloquence
qui faisaient remuer la foule, et où l'on se répétait
à l'oreille dans l'auditoire ce qu'il venait de dire.
Cela
faisait un murmure pendant lequel Claude reprenait haleine en
jetant un regard fier sur les assistants.
Dans
d'autres instants, cet homme qui ne savait pas lire était
doux, poli, choisi, comme un lettré ; puis, par moments
encore, modeste, mesuré, attentif, marchant pas à
dans la partie irritante de la discussion, bienveillant pour
les juges.
Une
fois seulement, il se laissa aller à une secousse de colère.
Le procureur du roi avait établi dans le discours que
nous avons cité en entier que Claude Gueux avait assassiné
le directeur des ateliers sans voie de fait ni violence de la
part du directeur, par conséquent sans provocation.
-
Quoi ! s'écria Claude, je n'ai pas été provoqué
! Ah ! oui, vraiment, c'est juste, je vous comprends. Un homme
ivre me donne un coup de poing, je le tue, j'ai été
provoqué, vous me faites grâce, vous m'envoyez aux
galères. Mais un homme qui n'est pas ivre et qui a toute
sa raison me comprime le cur pendant quatre ans, m'humilie
pendant quatre ans, me pique tous les jours, toutes les heures,
toutes les minutes, d'un coup d'épingle à quelque
place inattendue pendant quatre ans ! J'avais une femme pour
qui j'ai volé, il me torture avec cette femme ; j'avais
un enfant pour qui j'ai volé, il me torture avec cet enfant
; je n'ai pas assez de pain, un ami m'en donne, il m'ôte
mon ami et mon pain. Je redemande mon ami, il me met au cachot.
Je lui dis vous, à lui mouchard, il me dit tu. Je lui
dis que je souffre, il me dit que je l'ennuie. Alors que voulez-vous
que je fasse ? Je le tue. C'est bien, je suis un monstre, j'ai
tué cet homme, je n'ai pas été provoqué,
vous me coupez la tête. Faites.
Mouvement
sublime, selon nous, qui faisait tout à coup surgir, au-dessus
du système de la provocation matérielle, sur lequel
s'appuie l'échelle mal proportionnée des circonstances
atténuantes, toute une théorie de la provocation
morale oubliée par la loi.
Les
débats fermés, le président fit son résumé
impartial et lumineux.
Il
en résulta ceci. Une vilaine vie. Un monstre en effet.
Claude Gueux avait commencé par vivre en concubinage avec
une fille publique, puis il avait volé, puis il avait
tué. Tout cela était vrai.
Au
moment d'envoyer les jurés dans leur chambre, le président
demanda à l'accusé s'il avait quelque chose à
dire sur la position des questions.
-
Peu de chose, dit Claude. Voici, pourtant. Je suis un voleur
et un assassin : j'ai volé et tué. Mais pourquoi
ai-je volé ? Pourquoi ai-je tué ? Posez ces deux
questions à côté des autres, messieurs les
jurés.
Après
un quart d'heure de délibération, sur la déclaration
des douze champenois qu'on appelait messieurs les jurés,
Claude Gueux fut condamné à mort.
II
est certain que, dès l'ouverture des débats, plusieurs
d'entre eux avaient remarqué que l'accusé s'appelait
Gueux, ce qui leur avait fait une impression profonde.
On
lut son arrêt à Claude, qui se contenta de dire
:
-
C'est bien. Mais pourquoi cet homme a-t-il volé ? Pourquoi
cet homme a-t-il tué ? Voilà deux questions auxquelles
ils ne répondent pas.
Rentré
dans la prison, il soupa gaîment et dit :
-
Trente-six ans de faits !
II
ne voulut pas se pourvoir en cassation. Une des surs qui
l'avaient soigné vint l'en prier avec larmes. Il se pourvut
par complaisance pour elle.
Il
paraît qu'il résista jusqu'au dernier instant, car,
au moment où il signa son pourvoi sur le registre du greffe
le délai légal des trois jours était expiré
depuis quelques minutes.
La
pauvre fille reconnaissante lui donna cinq francs. Il prit l'argent
et remercia.
Pendant
que son pourvoi pendait, des offres d'évasion lui furent
faites par les prisonniers de Troyes, qui s'y dévouaient
tous.
II
refusa.
Les
détenus jetèrent successivement dans son cachot,
par le soupirail, un clou, un morceau de fil de fer et une anse
de seau. Chacun de ces trois outils eût suffi à
un homme aussi intelligent que l'était Claude, pour limer
ses fers. Il remit l'anse, le fil de fer et le clou au guichetier.
Le
8 juin 1832, sept mois et quatre jours après le fait,
l'expiation arriva, pede claudo, comme on voit.
Ce
jour-là, à sept heures du matin, le greffier du
tribunal entra dans le cachot de Claude, et lui annonça
qu'il n'avait plus qu'une heure à vivre.
Son
pourvoi était rejeté.
-
Allons, dit Claude froidement, j'ai bien dormi cette nuit, sans
me douter que je dormirais encore mieux la prochaine.
Il
paraît que les paroles des hommes forts doivent toujours
recevoir de l'approche de la mort une certaine grandeur.
Le
prêtre arriva, puis le bourreau.
II
fut humble avec le prêtre, doux avec l'autre. Il ne refusa
ni son âme ni son corps.
Il
conserva une liberté d'esprit parfaite. Pendant qu'on
lui coupait les cheveux, quelqu'un parla, dans un coin du cachot,
du choléra qui menaçait Troyes en ce moment.
-
Quant à moi, dit Claude avec un sourire, je n'ai pas peur
du choléra.
Il
écoutait d'ailleurs le prêtre avec une attention
extrême, en s'accusant beaucoup et en regrettant de n'avoir
pas été instruit dans la religion.
Sur
sa demande, on lui avait rendu les ciseaux avec lesquels il s'était
frappé. Il y manquait une lame, qui s'était brisée
dans sa poitrine. Il pria le geôlier de faire porter de
sa part ces ciseaux à Albin. Il dit aussi qu'il désirait
qu'on ajoutât à ce legs la ration de pain qu'il
aurait dû manger ce jour-là.
Il
pria ceux qui lui lièrent les mains de mettre dans sa
main droite la pièce de cinq francs que lui avait donnée
la sur, la seule chose qui lui restât désormais.
À huit heures moins un quart, il sortit de la prison,
avec tout le lugubre cortège
Il
était à pied, pâle, l'il fixé
sur le crucifix du prêtre, mais marchant d'un pas ferme.
On
avait choisi ce jour-là pour l'exécution, parce
que c'était jour de marché, afin qu'il y eût
le plus de regards possible sur son passage ; car il paraît
qu'il y a encore en France des bourgades à demi sauvages
où, quand la société tue homme, elle s'en
vante.
Il
monta sur l'échafaud gravement, l'il toujours fixé
sur le gibet du Christ.
Il
voulut embrasser le prêtre, puis le bourreau, remerciant
l'un, pardonnant l'autre. Le bourreau le repoussa doucement,
dit une relation.
Au
moment où l'aide le liait sur la hideuse mécanique,
il fit signe au prêtre de prendre la pièce de cinq
francs qu'il avait dans sa main droite, et lui dit :
-
Pour les pauvres.
Comme
huit heures sonnaient en ce moment, le bruit du beffroi de l'horloge
couvrit sa voix, et le confesseur lui répondit qu'il n'entendait
pas. Claude attendit l'intervalle de deux coups et répéta
avec douceur :
-
Pour les pauvres.
Le
huitième coup n'était pas encore sonné que
cette noble et intelligente tête était tombée.
Admirable
effet des exécutions publiques ! ce jour-là même,
la machine était encore debout au milieu d'eux et pas
lavée, les gens du marché s'ameutèrent pour
une question de tarif et faillirent massacrer un employé
de l'octroi, le doux peuple que vous font ces lois-là
!
Nous
avons cru devoir raconter en détail l'histoire de Claude
Gueux, parce que, selon nous, tous les paragraphes de cette histoire
pourraient servir de têtes de chapitre au livre où
serait résolu le grand problème du peuple au dix-neuvième
siècle.
Dans
cette vie importante il y a deux phases principales : avant la
chute, après la chute; et, sous ces deux phases, deux
questions : question de l'éducation, question de la pénalité
; et, entre ces deux questions, la société tout
entière.
Cet
homme, certes, était bien né, bien organisé,
bien doué. Que lui a-t-il donc manqué ? Réfléchissez.
C'est
là le grand problème de proportion dont la solution,
encore à trouver, donnera léquilibre universel
: Que la société fasse toujours pour lindividu
autant que la nature.
Voyez
Claude Gueux. Cerveau bien fait, cur bien fait, sans nul
doute. Mais le sort le met dans une société si
mal faite, qu'il finit par voler ; la société le
met dans une prison si mal faite, qu'il finit par tuer.
Qui
est réellement coupable ?
Est-ce
lui ?
Est-ce
nous ?